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Rome sans armure

À l’heure où voyager signifie de plus en plus montrer aux autres les choses merveilleuses et folles que l’on peut faire dans un pays, une ville, l’homme a tendance à s’appuyer sur quelque chose d’instagramable, une preuve de la beauté rencontrée. Pour autant, il est une ville qui, si elle demeure somptueuse, rayonnante, réserve ses plus beaux atours aux contemplatifs, Rome, la ville éternelle, vue, revue, visitée et revisitée, mais qui, pour peu que l’on renonce à son téléphone, sa caméra et son appareil photo le temps d’un week-end, nous révèle son véritable visage. 

Il y a quelque chose d’amusant à quitter Paris plongée dans le froid, et à atterrir dans une ville méditerranéenne, quelque chose de réconfortant et de doux. À moins que vous n’arriviez sous un ciel orageux, prêt à éclater en furie, ce ciel d’octobre encore chaud de l’arrière saison, mais prêt à diffuser ses vents d’automne. Rome est dans le drame, elle aime à accueillir les changements de saisons dans l’éclat. 

En ce vendredi de fin d’après midi, vous arrivez par Roma Termini, en plein cœur de Rome, et les nuages sont si bas, si sombres, si menaçants, que vous ne prenez pas le temps de vous imprégner de l’atmosphère, vite-vite, vous vous pressez vers votre logement pour le week-end, dans le quartier étudiant de San Lorenzo. Vous longez la gare, et peu à peu, vous enfoncez dans ce que l’on ne peut appeler autrement que l’histoire de la ville : la gare se transforme en un mur qui n’est autre que le mur d’Aurélien, enceinte fortifiée bâtie entre 271 et 282. En passant à côté de la Porte Tiburtina, surplombée du ciel menaçant d’octobre, songez que son arc a été construit sous Auguste, le premier empereur romain et a résisté aux bombardements de la seconde guerre mondiale, ainsi, les immeubles assez laids du quartiers San Lorenzo vous paraîtront sous un autres jour. 

Le premier soir dans un appartement qui n’est pas le sien, dans une ville étrangère, nécessite toujours un rééquilibrage de sens. Les odeurs, les bruits, qui sont vaguement différents de ceux que l’on connaît, nous semblent provenir d’une autre galaxie. Moment délicieux, légèrement angoissant, de se sentir infiltré dans un endroit où l’autre ne nous connaît pas. Il faut alors se mêler à l’autochtone, sans s’imposer, se glisser dans l’eau faussement dangereuse de l’ambiance. N’importe quel café fera l’affaire, ce qui compte c’est qu’il ne soit pas branché, ni trop loin de chez vous. À vrai dire, le troquet en bas de votre appartement sera parfait. Commandez une Peroni, pour allez au plus simple, et savourez, tranquille, le soir tombant, l’orage menaçant, les rires fusants dont vous ne comprenez pas réellement le sens. C’est la décompression après l’avion, le train, l’arrivée dans une ville où l’on ne se reconnaît pas. Le chant criard de San Lorenzo, quartier populaire, vivace, rebondit sur les façades vétustes et parfois condamnées des immeubles, et le style négligé, confiant des habitants du quartier, montre assez que vous êtes le seul touriste immiscé dans leur soirée. 

Une fois la pression retombée, le plaisir seul demeure. Plaisir d’être seul, d’être là où personne ne vous attend, d’être en octobre et qu’il fasse chaud, plaisir de saisir l’électricité dans l’air et d’en être écarté. 

Trois tomates, une focaccia et une buffala acquises chez un traiteur miraculeusement encore ouvert, vous vous retrouvez dans votre « chez vous pour deux nuits », et ouvrez grand les fenêtres donnant sur la rue. C’est vendredi soir, et San Lorenza bruisse de vie.
Ce quartier, délaissé par les ouvriers et envahi par des dizaines de millier d’étudiants, est une œuvre d’art chantant la vie. Les murs sont recouverts de peintures, les bars, la nuit, sont des ilots merveilleux attirant le sang neuf de Rome, et la clameur qui monte à vos oreilles, qui vous dérangerait chez vous, est une mélopée, ici. C’est au moment de vous endormir que, ravi, vous entendez la pluie cingler le bitume et apporter un peu de fraicheur à cet octobre romain. 

À votre réveil, les trottoirs sont secs et le ciel parfaitement bleu. Après une rapide douche et un petit déjeuner au soleil d’un bistrot, vous partez à la conquête de Rome, sans objectif particulier, libre de toute contrainte. 

Quittez San Lorenzo, en empruntant la via di Santa Bibiana, qui vous mène de l’autre côté des voies ferrées, et traversez le jardin Nicola Calipari. Tous les samedi matin, par beau temps, s’y retrouvent les amoureux du tango. Il est dix heures, le soleil est encore tiède, doux, et les silhouettes s’enlacent, se poursuivent, dans un ilot de verdure un peu à l’abandon, cerné de travailleurs pressés, qui parfois se laissent tenter par une halte, une contemplation des danseurs. 

Après cette première parenthèse, prenez la via dello statuto, puis il viale del monte Oppio, qui mène, comme son nom l’indique, au mont Oppius, l’une des sept collines de Rome. Là, errez parmi les ruines des thermes de Trajan et de Titus, sur cette colline verte au pins gorgés de soleil. Ce dernier se fait lourd, et l’atmosphère l’est quelque peu également : à certains endroits, aucun touriste, mais des sans domicile fixe, abrutis par la chaleur et la faim, qui errent sans parler à personne, sans rien demander. À Rome, rien n’est simplement beau, où seulement triste, l’un et l’autre se côtoient sans cesse, et il faut accepter de voir l’un pour saisir le second. Dans ces ruines qui vibrent encore de deux mille ans d’histoire, errent des êtres anonymes, presque déjà des ombres, et qui n’ont parfois pas trente ans. Tout de même, peut-on passer devant ces thermes sans songer à l’ironie involontaire des Mémoires d’Hadrien, de Marguerite Yourcenar ? 

« Je pense souvent à la belle inscription que Plotine avait fait placer sur le seuil de la bibliothèque établie par ses soins en plein Forum de Trajan : Hôpital de l’âme. »

En ayant pris l’avenue des thermes de Titus, vous arrivez sur la rue Nicola Salvi, qui longe le Colisée. En un week-end, tenter d’entrer dans cet édifice serait un tel gaspillage de temps, qu’il est préférable de l’observer de loin, étalé dans sa fierté. D’autant que le soleil de onze heures et déjà torride et qu’il vous faut vous abriter à la première ombre venue. Il se trouve, pas très italien, qu’il s’agit de celle du Shamrock Irish Pub et que la soif vous fait commander une bière. Pourquoi ?, Dieu seul le sait. Assis, à l’ombre, avec une pinte d’I.P.A, vous vous délassez, oubliant le stress du touriste qui craint de ne pas en avoir pour son argent, qui redoute de ne pas avoir rentabilisé son temps au maximum et vous vous prenez même à sourire de béatitude tant il est plaisant de céder du temps au repos, d’oublier que la trotteuse trotte. 

Tout de même, il va falloir songer à déjeuner, et pas dans un pub irlandais, il ne faut pas exagérer. Alors on se remet en route, et sans trop savoir comment, en errant via Leonina, l’on tombe sur une petite terrasse adorable, ensoleillée mais fleurie de parasols, au calme, et comment ne pas tomber de joie devant les spécialités de la maison ! Après un carpaccio d’espadon et des raviolis aux champignons, arrosés de verre de blanc Pecorino, un espresso, et une petite discussion mi-italien / mi-anglais avec le chef, les pattes étalées au soleil. On ne comprend pas trop ce qu’il nous dit, et lui non plus, mais on lui manifeste sa joie d’avoir si bien mangé, et il nous en remercie. 

En remontant la via della madonna dei Monti, l’on remonte les siècles, et l’on arrive sur le forum romain, là où , il y a des milliers d’années, César, Brutus et Octave s’étripaient sévère. Ici, interdiction absolue de dégainer portable ou téléphone. Laissez-vous lentement envahir par la conscience de l’histoire, respirait l’air d’hier, et sentez-vous vivre sur les pas de l’humanité. C’est une poésie que de mettre ses pas et ses yeux là où l’Histoire a vécu. 

« Ce Forum, dont l’enceinte est si resserrée et qui a vu tant de choses étonnantes, est une preuve frappante de la grandeur morale de l’homme. »

Corinne ou l’Italie, Germaine de Staël

Malheureusement, l’on a beau être en octobre, il fait si beau que cette engeance maudite que l’on appelle le touriste inonde bientôt le forum : il faut fuir. Errance merveilleuse sous le soleil de plomb, cache-cache joyeux car à Rome, pas un pas ne se fait sans que l’œil s’émerveille. C’est la fraicheur d’une fontaine, la beauté d’un balcon en fer forgé, la façade d’une église contre laquelle souffle une bonne sœur, le contraste d’un touriste chatoyant et soufflant et d’un italien fier et menaçant, tous deux installés à la terrasse d’un café… c’est le son d’une cloche qui résonne, le léger tournis d’un corps qui n’a pas assez bu d’eau et qui, en levant les yeux dans le ciel blanc, croise
le regard d’une vieille femme qui, de son balcon, se moque gentiment. C’est le regard ombrageux du romain qui juge le non romain, les corps jeunes et beaux de l’Italie… 

Place Farnèse, entre deux fontaines, face au palais Farnèse, notre ambassade à nous, française, un petit café sur lequel le soleil fond. 

Il y a parfois de ces moments merveilleux où les étoiles s’alignent
et entre l’eau chantante des deux fontaines, une violoniste répand sa musique. Alliance de la chaleur de l’après-midi, d’un énième repos nécessaire, beauté de l’instant, c’est cela le voyage, la réelle visite. 

Le palais, vous ne verrez pas de l’intérieur, pas cette fois. Pour apprendre une ville, il faut la caresser en surface, avant de mieux la connaître et de se lover en elle. Savourez ce violon et cette chaleur, n’oubliez pas de vous hydrater, et prenez la via dei Farnesi, pour arriver sur l’une des plus jolies rues de Rome, la via Giulia, dont les cinq siècles ont fait fleurir les palais et les églises. La fontaine du Mascherone (encore une), répand sa douceur sous le pont du palais Farnèse, qui surplombe la rue. Vous tenterez d’apercevoir un peu des jardins du palais, mais ne verrez que le haut des pins, et la végétation dégringolant des murs, murmures secrets. 

C’est ensuite le pont Sisto, qui vous aide à enjamber le Tibre, et passant par la piazza Trilussa, la via Santa Dorotea et la via della Lungara, vous mène à l’un des plus beaux parcs de Rome, le jardin Botanique, ornement du palais Corsini, où a vécu la reine Christine, après son abdication. 

Pour quelqu’un qui a quitté, vingt quatre heures plus tôt, les 10 degrés parisien, se trouver dans ce jardin aux fleurs épanouies, aux senteurs de soir d’été, au soleil tendre et au vent chaud et mollasson, il y a quelque chose qui confine au paradis. Errez. Ne vous attachez à rien, c’est ce qui fera que vous comprendrez bien la langueur romaine. Quand tant de beauté s’étale sous les yeux, pourquoi être dans la précipitation, dans la hâte et dans l’action ? 

Entrez dans la serre, asseyez vous sur un banc, observez un jardinier arroser lentement ses plantes, écoutez l’oiseau qui dit sa joie d’exister là. Gravissez l’escalier majestueux sous les frondaisons, il vous mènera au jardin japonais, au sommet duquel des carpes énormes vous demanderons de les nourrir. L’humidité, l’ombre encore chaude de ce soir d’après-midi, étouffe les bruits de la ville. Avancez, suivez le chemin qui vous mène dans la bambouseraie. Là, ces herbes géantes vous plongent dans la pénombre et le silence absolue. Vous êtes un intrus dans un monde qui se passe de vous. 

Quitter ce monde végétal serait difficile dans toute autre ville, mais la fin du jour, à Rome, a la nostalgie des soirs d’enfance, et il est doux de s’y promener, même seul. 

Seul, vous ne l’êtes pas si longtemps que ça. C’est samedi soir, et alors que vous entrez dans un Bangia, une de ces supérettes de quartiers, un groupe vous happe, sous un motif quelconque. L’étudiant de San Lorenzo n’est pas farouche, et après tout, vous n’êtes pas fatigué, alors pourquoi rentrer ? Une Peroni à la main, vous faites connaissance avec eux, dans un mélange d’anglais et d’italien, installer sur une place. Après une journée à n’avoir parlé quasiment à personne sinon au chef de la Cigala et la Formica, ces échanges joyeux et légers vous sortent de votre brume du voyageur, et d’observateur, vous devenez acteur. 

Deuxième, troisième et quatrième Peroni plus tard, vous ne voyez pas le temps passer, et vous ne vous en souciez absolument pas, d’autant que l’alcool et la joie aidant, vous vous retrouvez tous ensembles à vous rendre, à quelques rues de là, à l’Ex Dogana, immense complexe installé dans les anciens bâtiments des douanes romaines et où résonne de l’électro animale. 

La foule, la lumière, la musique, le corps lâché, vous perdez vos nouveaux amis de vue, vous en faites de nouveaux, puis d’autres, retrouvez les premiers, dansez dans les différentes salles en perdant à chaque heure un peu plus conscience du monde, seul le corps et la musiques importent. 

Il est six heures, Rome somnole encore un peu, le froid est tombé, mais vous ne le sentez pas. La fatigue est là, mais vous ne la sentez pas, et c’est insouciant que vous arpentez la ville, en sortant de l’Ex Dogana, avec le besoin de faire de grandes enjambées après avoir dansé autant. Sur le chemin, les basiliques illuminées vous enchantent, l’éveil des oiseaux vous attendrit, et les symptômes d’une capitale en réveil vous rappellent la vôtre. Et pourtant, la fontaine Trévi vous prouvent que vous êtes toujours dans la cité éternelle. Seule, sans touristes, elle s’offre enfin à vous dans sa beauté nocturne. Ne restez pas trop à la contempler, où le sommeil vous prendra, et vous avez une mission essentielle à accomplir : le Pincio. 

Dominant le champ de Mars et offrant une vue imprenable sur la capitale italienne, le Pincio n’est pas une des sept collines de Rome, mais la vue qu’elle offre sur Rome est à couper le souffle. 

Le soleil, lentement, se lève, et embrase la cité, les dômes de églises, celui de la basilique Saint-Pierre également, au loin, et s’accompagne des bruits du jour, qui montent jusqu’à vous. C’est un moment de paix, absolu, magnifié par la fatigue et ces dernières vingt-quatre heures de déconnection totale. 

Plutôt que de rentrer chez vous dormir avant votre vol, préférez un ristretto à la terrasse d’un café, un petit déjeuner copieux, un deuxième ristretto, dans les environs du Pincio, dans le calme et la beauté, promenez vous dans les jardins de la villa Borghese.
Près du temple d’Esculape, le gazon est bientôt séché par le soleil, faites-y une sieste, bercé par les musiciens qui, le dimanche, essaiment le parc. 

Ne pensez surtout pas au retour, à l’avion, à la valise à faire, les matins romains sont les plus beaux du monde, en gâcher un serait un crime. 

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