Pour la première fois, le musée Rodin et le musée Picasso, situés respectivement dans les 7ème et 3ème arrondissements de Paris, entrent en partenariat. Jusqu’au 6 mars, leurs œuvres sont regroupées dans une exposition collective se tenant simultanément dans les deux monuments. Cette belle initiative permet de mettre à jour les similitudes et les points de convergences dans la production de ces deux artistes de renom, mais aussi de faire dialoguer les créations entre elles, ouvrant par-là de nouvelles perspectives dans notre façon de les aborder.

Artistes précurseurs
Pablo Picasso et Auguste Rodin font partie de ces génies qui marquent les esprits, capables de transformer la manière de représenter le monde comme d’exprimer avec force les problématiques de leurs époques. Ils s’inscrivent en effet dans ce que l’on peut appeler « la crise de représentation du XXe siècle » : après l’immense bouleversement dû à l’horreur et la violence extrême des guerres mondiales, les croyances et les valeurs auxquelles les hommes se sont toujours attachés s’en retrouvent déstabilisées. Ils ont désormais conscience de vivre dans un univers complexe et mouvant, ne répondant pas à un ordre manichéen simple, dans lequel il n’existe pas un ordre établi face à la barbarie. Cette vision a un impact sur tous les arts, qui doivent transmettre cette modification du rapport au réel. Les artistes choisissent de nouveaux modes de représentation, l’expressionnisme pour Rodin et le cubisme pour Picasso. Chez ces derniers se manifeste une volonté de traduire de façon figurative ces changements dans l’histoire de l’humanité.
Bien que l’un soit surtout connu en tant que sculpteur et l’autre comme peintre, l’exposition évite de les enfermer dans ces catégories, elle souligne au contraire la richesse et la diversité de leurs productions. Picasso et Rodin sont avant tout des curieux, aimant les expériences et le mixage des techniques, et c’est par leurs intérêts pour toutes les formes d’œuvres qu’ils se sont posés comme des innovateurs dans la façon de voir et penser l’art, ouvrant ainsi une voie vers la modernité.

Nature comme modèle
Parmi les 500 œuvres que l’on peut admirer (sculptures et peintures, mais aussi dessins, gravures, croquis…), se distinguent des thématiques communes entre les deux hommes, misent en valeur par l’exposition. Il y a chez Rodin comme chez Picasso un rapport particulier à la nature, à la fois comme source d’inspiration et matière brute à travailler. On peut la retrouver dans leurs compositions, emplies de branches, coquillages ou feuilles, tandis que la forêt dans sa simple majesté se transforme en atelier à ciel ouvert. Par ailleurs, des empreintes de moulage de feuilles de platanes étaient amassées dans le lieux de travail des deux artistes, probablement dans une volonté de conserver une trace de cette beauté éphémère. Car si la nature stimule et attise la curiosité, elle est aussi un défi pour le poète qui cherche à reproduire son infini perfection, comme l’écrivait Baudelaire dans Le Confiteor de l’artiste : «Nature, enchanteresse sans pitié, rivale toujours victorieuse, laisse-moi ! Cesse de tenter mes désirs et mon orgueil ! L’étude du beau est un duel où l’artiste crie de frayeur avant d’être vaincu».
Inspirations primitives
S’ils sont considérés comme des artistes modernes voire avant-gardistes, cela ne signifie pas que Picasso et Rodin ne se tournaient pas vers le passé. Là encore, l’exposition éclaire judicieusement l’intérêt des deux hommes pour « l’art des origines », primitif et les formes archaïques. Tous deux étaient de grands collectionneurs et s’intéressaient aux anciennes représentations, afin de les faire émerger sous un nouveau jour et les relier avec le présent. On connaît la passion de Picasso pour l’art africain, qui a inspiré sa vocation à revenir aux lignes simplifiées, capables d’illustrer les émotions brutes. Ses portraits aux formes étranges et pleines évoquent le monde de l’enfance, le trait spontané et volontaire des premiers dessins, impossible à reproduire par la suite. On trouve l’idée d’un véritable dialogue entre passé et présent, l’art ne devant pas rester figé dans une temporalité ou un espace donné, mais évoluer en permanence et sans restrictions.

Corps en mouvement
Dans la même lignée, l’utilisation de médiums et de techniques novatrices chez Rodin comme Picasso a aussi pour but d’incarner la vie et le mouvement de l’homme à l’intérieur de notre monde instable. Rodin s’est détourné de la mimésis et de la reproduction fidèle pour l’expressionnisme, ce qui choqua profondément à son époque. Il a toujours cherché à refléter les émotions, ses sculptures sont donc parfois étonnamment tordues, courbées ou pliées, toutes les possibilités son exploitées à l’instar des figures picassiennes, saisies dans tous les angles possibles et imaginables. Encore une fois, rien ne doit rester immuable, immobile et figé. Picasso disait par ailleurs à ce sujet : « le mouvement de la pensée est plus intéressant que la pensée elle-même ».


Eros et Pathos
C’est à travers l’éros et la métamorphose des corps notamment sous l’effet du désir, que les deux artistes expriment encore l’effervescence de la vie. La femme, muse sacralisée, tient en cela une place importante. L’étreinte, passionnée jusqu’à en devenir brutale chez Picasso, est le mouvement par excellence des pulsions humaines, avec des corps renversés, enlacés et soumis à la puissance de l’amour. Si Rodin fait de la figure féminine un éloge de force et de noblesse bouleversant, Picasso, véritable tortionnaire, martyrise et soumet les femmes de sa vie aux caprices de son pinceau, glorifiées un jours, humiliées le lendemain. Derrière les portraits se trouve en effet la sombre histoire de ces modèles brisées, terrorisées, parfois battues, premières victimes d’un besoin de domination violent et cruel, s’exprimant à travers le prisme de la sexualité. Chez Picasso, le génie artistique se nourrit de la souffrance d’autrui, et plus particulièrement celle des femmes, comme l’a révélé sa propre petite-fille, Marina Picasso : « Il avait besoin de sang pour signer chacune de ses toiles », confie-t-elle dans le podcast Vénus s’épilait-elle la chatte de Julie Beauzac, dans l’épisode Picasso, séparer l’homme de l’artiste.

Souffrances humaines
Deux œuvres emblématiques des artistes sont côte à côte dans l’exposition, La Porte de l’Enfer de Rodin et Guernica de Picasso. Que ce soit par leur symbolique, leurs tailles et la violence extrême mise en scène, elles représentent sans concession l’étendue de la cruauté humaine et des souffrances engendrées. On retrouve les corps bizarrement pliés, comme tordus de douleurs, les expression vives (cette fois horrifiées) et le mouvement d’une douleur éprouvée. Inspirées de la Divine Comédie de Dante pour l’une, et des bombardements en Espagne pendant la guerre pour l’autre, ces créations viennent étaler sous nos yeux les plus profondes noirceurs de l’âme humaine, prouvant encore une fois la volonté de se confronter abruptement au réel pour leurs auteurs.

Ainsi, avec cette exposition, le public pose un regard nouveau sur les deux artistes pourtant déjà si célèbres. Picasso et Rodin, liés sans s’être connus, nous conduisent à voir l’art comme en mouvance permanente, se nourrissant de lui-même, s’enrichissant sans cesse, et toujours prêt à être (re)découvert.
Exposition Picasso – Rodin, du 19 mai 2021 au 6 mars 2022
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